Jeudi Saint - homélie de Mgr Mathias N\'Garteri, Archevêque de N’Djamena
Nous sommes invités par le Seigneur lui-même à ce repas eucharistique, à ce geste de service et d\'amour fraternel qu\'est le lavement des pieds. Par ces gestes très simples du repas et du lavement des pieds, plus que par des paroles Jésus nous dit ce soir : Je vous ai aimés. Et par la force d\'amour qui traverse ces gestes Jésus triomphe de la puissance du Mal et même de la Mort. Laissons-nous transformer par cette humilité de Dieu qui nous aime jusqu\'au bout et qui nous pardonne.
« Sachant que l'heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'à la fin. » Frères et soeurs, pour goûter toute la saveur de cette parole, et de celles qui suivent, commençons par écouter un poète. Les poètes ont parfois des intuitions plus pénétrantes, plus lumineuses, que les théologiens eux-mêmes. D'ailleurs, les grands, les vrais théologiens, ont tous été des poètes : pensons à st Thomas d'Aquin, à st Grégoire de Nazianze, à ste Thérèse d'Avila...
Donc, écoutons un poète, ou plutôt une poétesse et écrivain, française, qui est morte il n'y a pas longtemps : Marie Noël. Dans ces Notes intimes, en méditant sur cette page d'évangile, elle écrit ceci :
« Jusqu'à la fin... aimer... demeurer avec les siens... jusqu'à la fin...
Jamais jusqu'à la fin ! La route va. L'homme passe.
Un jour, inéluctable, sonne l'heure des adieux.
Par la mort - ou par la vie - la mère quitte son enfant, l'ami se sépare de son ami, le médecin s'éloigne du malade... L'homme passe.
Et l'Homme-Christ - visage, regard, voix - a passé comme les autres.
O Dieu, la présence de l'Amour n'est pas plutôt survenue qu'à peine sa douceur goûtée, elle se retire.
Malgré l'Amour.
Ah ! rester en partant ! impossible ! Je meurs, je pars, je t'abandonne. Ah ! que ne suis-je Dieu !
O Bienheureux Christ ! bienheureux mourant ! Ce que je ne peux pas faire, Toi, tu l'as fait. Comment ne l'aurais-Tu pas fait, puisque tu aimais ?
L'éternelle Présence dans l'Absence, Tu l'as réalisée, Toi, Christ, l'Amour à jamais sans séparation, le secours à jamais sans usure dans le courant fatal du temps qui tout emporte.
A l'heure déchirante de l'adieu, Tu n'as pu nous quitter, Tu n'as pas voulu nous être ôté comme un autre pauvre homme fuyant qui s'écoule, et Te voilà, pour toujours, sur notre table, dans notre pain.
Par le Christ, dans l'Eucharistie, l'Adieu, de séparation, devient union : à Dieu. »
Oui, frères et soeurs : ce que nous célébrons ce soir, c'est le mystère de la présence. Une présence plus forte que la mort. L'amour est fort comme la mort, dit le Cantique des Cantiques.
Notre vie d'hommes et de femmes ne peut pas subsister, et à plus forte raison s'épanouir, si nous restons tout seuls.
La vraie souffrance, la seule peut-être, qui puisse anéantir un être humain, c'est la solitude. Celle, par exemple, qui nous frappe quand la mort nous ravit un être très aimé. C'est là, sans doute, l'une des expériences les plus douloureuses de notre vie. Mais il y a aussi cette solitude qui est absence absolue de toute relation, si ténue soit-elle.
Au moment de quitter visiblement ses amis, Jésus ne veut justement pas les laisser seuls, dans le désarroi de la rupture, de la dispersion, de la solitude. « Je ne vous laisserai pas orphelins, leur dit-il. Je reviendrai vers vous. » (Jn 13,18) Alors il invente une présence tout à fait nouvelle, encore totalement inédite dans l'histoire des hommes. Il leur laisse sa Présence de Ressuscité sous la forme d'un repas : son corps à manger, son sang à boire. Mais précisons bien les termes. Par sa résurrection, Jésus est entré, avec tout lui-même, donc aussi avec son corps humain, dans la Plénitude de Dieu. En lui, désormais, il n'y a plus que de la Lumière, de l'Amour, de la Vie. Et c'est cette Lumière, cet Amour et cette Vie qu'il nous donne, à travers le signe sensible, le sacrement du pain et du vin.
Sous ces diverses apparences,
Purs signes, et non réalités,
Se cachent des réalités sublimes
chante st Thomas d'Aquin dans l'admirable séquence eucharistique Lauda Sion Salvatorem. Jésus réalise ainsi ce qu'il annonçait : « Demeurez en moi comme moi en vous » (Jn 15,4). Là, dans l'eucharistie, nous trouvons toute sa Présence de Ressuscité. Désormais, si nous le voulons, notre vie, si dénuée soit-elle de présences amies, ne peut plus jamais être absolue solitude. « Je ne suis pas seul, le Père est avec moi », dit Jésus (Jn 16,32). A notre tour, dans l'eucharistie, nous pouvons dire : « Je ne suis pas seul, Jésus est avec moi. »
L'eucharistie, c'est cela : une Présence d'Amour infini qui s'offre, qui se donne pour susciter l'amour en nous, pour que nous-mêmes devenions pour les autres des présences amicales et fraternelles et que l'amour puisse grandir autour de nous.
Car nous ne pouvons pas nous nourrir de la charité du Christ à la table de l'eucharistie, sans pratiquer à notre tour, dans la mesure de nos forces, la charité du Christ. Autrement, l'eucharistie n'est plus l'instrument de notre salut, mais de notre condamnation. « Jésus quitte son vêtement et prend un linge qu'il se noue à la ceinture ; puis il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu'il avait à la ceinture. » Il leur explique ensuite : « C'est un exemple que je vous ai donné. » Demandons au Seigneur d'être capables de suivre cet exemple : de quitter notre vêtement - notre orgueil, notre égoïsme, notre indifférence - et de nous laver les pieds les uns aux autres, devenir serviteurs de nos frères. Le Pain eucharistique nous en apporte la force : qu'il nous fasse mourir à notre égoïsme et devenir, comme Jésus, du bon pain pour les autres.